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Tout en courant pour sauver sa peau, Colin était parfaitement conscient qu’il n’avait jamais gagné de course. Il avait les jambes grêles ; celles de Roy étaient musclées. Sa résistance était pathétiquement superficielle ; la puissance et l’énergie de Roy impressionnantes. Colin n’osait pas regarder derrière lui.
Le cimetière de voitures était un dédale compliqué. Il courait accroupi à travers les passages tortueux qui s’entrecroisaient, profitant au maximum de l’abri constitué par la ferraille. Il tourna à droite, entre les carcasses nues de deux Buick. Il dépassa d’énormes piles de pneus, des Plymouth affaissées et rouillées, des Ford, des Dodge, des Toyota, des Oldsmobile et des Volkswagen corrodées et écrasées. Il sauta par-dessus une transmission disjointe, effectua un parcours en zigzag entre les pneus éparpillés, fonça vers l’est en direction de la cabane d’Ermite Hobson qui lui parut inaccessible, à au moins cent quatre-vingts mètres, puis il bifurqua brusquement vers le sud dans une allée étroite parsemée de silencieux et de phares qui ressemblaient à des mines dans l’herbe haute. Dix mètres plus loin, il tourna vers l’ouest, s’attendant à être attaqué par-derrière d’une seconde à l’autre, mais néanmoins déterminé à mettre des murs d’épaves entre lui et Roy.
Au bout de ce qui lui sembla être une heure, mais ne dura probablement guère plus de deux minutes, Colin réalisa qu’il ne pouvait continuer à courir éternellement, qu’il risquait rapidement de confondre les directions et de tomber sur Roy au détour d’un virage ou d’une intersection. En fait, Colin ne savait plus trop s’il se précipitait vers l’endroit où avait commencé la chasse, ou s’il s’en éloignait. Il hasarda un coup d’œil derrière lui et constata qu’il était miraculeusement seul. Il s’arrêta près d’une Cadillac en accordéon et se blottit dans l’obscurité contre son côté en ruine.
Les dernières minutes d’un soleil obscur et cuivré ne contribuaient guère à éclairer les espaces entre les voitures. Des ombres veloutées de pourpre noir s’étendaient de tous côtés ; elles grandissaient à une vitesse incroyable tandis qu’il les observait, tel un champignon de cauchemar déterminé à étouffer la terre entière. Colin était terrifié à l’idée d’être pris au piège dans l’obscurité avec Roy. Mais il était tout aussi épouvanté par les créatures menaçantes qui pouvaient se cacher à la nuit dans l’entrepôt ; des bêtes curieuses ; des monstres ; des choses qui sucent le sang ; peut-être même les fantômes de ceux qui avaient trouvé la mort dans ces voitures cassées.
Arrête ! pensa-t-il avec colère. C’est stupide. Puéril.
Il devait se concentrer sur le danger qu’il savait présent. Roy. Il devait se protéger de Roy. Et après, il pourrait s’inquiéter du reste.
Réfléchis, merde !
Il se rendit compte qu’il respirait bruyamment. Son halètement allait s’entendre au loin dans l’air vif et nocturne, et permettre à Roy de le localiser. Compte tenu de sa position précaire, Colin ne pouvait être calme, mais il fit un petit effort pour parvenir à respirer calmement.
Il se mit à l’écoute de Roy.
Rien.
Colin commença à remarquer les détails infimes du petit monde dans lequel il se tapissait. La Cadillac était dure et chaude contre son dos. L’herbe, sèche et drue, sentait le foin. La chaleur montait de la terre, laissant échapper dans la nuit fraîche le soleil emmagasiné. Comme une ultime lueur s’évanouissait dans le ciel, les ombres semblèrent osciller et frissonner tel un amas de varech au fond de la mer. Il percevait des bruits, aussi : le cri strident d’un oiseau ; la course furtive et allègre d’un mulot ; les crapauds omniprésents ; et le murmure du vent dans les eucalyptus qui bordaient trois côtés de la propriété.
Mais Roy ne faisait pas le moindre bruit.
Était-il toujours là ?
Était-il rentré chez lui, furieux ?
Trop nerveux pour rester plus longtemps immobile, Colin se redressa suffisamment pour regarder par les vitres sales de la Cadillac le terrain jonché de débris devant lui. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Les voitures disparaissaient rapidement dans la nuit grandissante.
Soudain son attention fut distraite par un mouvement derrière lui qu’il sentit plus qu’il n’entendit. Il se retourna vivement, le cœur battant. Roy surgit au-dessus de lui, ricanant, démoniaque. Avec à la main une jante de pneu, la tenant telle une batte de base-ball.
Pendant quelques instants, aucun d’eux ne bougea, totalement paralysés par un tissu de souvenirs et d’images agréables, tels les innombrables fils de soie tissés par une araignée. Tout à l’heure amis, ils étaient maintenant ennemis. Le changement avait été trop brutal, la motivation trop bizarre pour qu’ils puissent l’un et l’autre chercher à en comprendre la signification. C’est en tout cas ce que Colin ressentait. Comme ils restaient à se dévisager, il se prit à espérer que Roy réalise à quel point c’était fou, et qu’il revienne à la raison.
— Je suis ton frère de sang, dit Colin doucement.
Roy balança la jante. Colin se baissa pour éviter le coup, et elle alla s’écraser contre la vitre latérale de la Cadillac.
Dans un mouvement prompt et gracieux, hurlant comme un banshee[2], Roy retira la jante de la fenêtre, la leva bien haut, comme s’il hachait du bois, et l’abattit de toutes ses forces. Colin roula loin de la Cadillac, culbuta plusieurs fois dans l’herbe craquante tandis que la massue descendait. Il l’entendit heurter le sol avec une force incroyable à l’endroit où il s’était trouvé une seconde plus tôt, et sut qu’elle lui aurait fracassé le crâne s’il ne s’était pas écarté.
— Fils de pute ! hurla Roy.
Colin roula à cinq ou six mètres et se remit sur ses pieds. Une fois debout, Roy se précipita sur lui et le frappa de nouveau avec la jante. Elle fendit l’air – chchch ! – et ne le rata que de quelques centimètres. Le souffle court, Colin tomba à la renverse en essayant d’échapper à Roy, et se retrouva contre une autre voiture.
— Piégé ! dit Roy. Je t’ai piégé, espèce de petit salopard !
Roy balança si vite la massue que Colin ne la vit pratiquement pas arriver. Il l’esquiva au tout dernier moment, et l’objet en fer siffla au-dessus de sa tête ; il résonna sur l’auto derrière lui. Le bruit fort et perçant, tel celui d’une balle de fusil sur une énorme cloche discordante, retentit à travers tout l’entrepôt. Le fer heurta si violemment la voiture qu’il échappa des mains de Roy, tournoya dans la nuit, et retomba dans l’herbe à quelques mètres de lui.
Roy hurla de douleur. L’impact avait été transmis de la jante jusque dans sa chair. Il saisit sa main endolorie de son autre main et jura du plus fort qu’il put.
Colin profita de l’incapacité momentanée de Roy et ficha le camp.